J'aimerais vous donner ici un petit aperçu de l'expérience que j'ai vécue, et de ce que je vis aujourd'hui, avec ma séropositivité. Ce n'est rien d'extraordinaire, car tout se passe dans des actes quotidiens, comme aller chez le médecin, ou observer son corps dans le miroir : a-t'il maigri ? Quelle est cette rougeur, là ? etc.
Tout a commencé il y a 12 ans.
J'étais alors marié, propriétaire d'un bel appartement, et gagnais bien ma vie. Tous les ingrédients qu'il faut, dit-on, pour être heureux dans notre société.
À cette époque, je souffrais de maux d'estomac, chose tout-à-fait courante, somme toute. C'était en 1986, on venait de découvrir le virus du sida.
Aussi, lorsqu'à l'occasion d'une analyse sanguine le médecin m'a proposé un dépistage, j'ai accepté, tranquille : pour moi, je n'avais rien à voir avec ceux que l'on montrait du doigt, les "accros de sexe", autrement dit LES HOMOSEXUELS
Mais quand, huit jours plus tard, le médecin -une femme- m'a annoncé "Vous êtes séropositif" tout s'est écroulé autour de moi, j'ai senti le gouffre sous mes pieds. Alors, c'est à elle que je me suis raccroché, à celle-là même qui venait de prononcer ma condamnation. Ou plutôt, je me suis raccroché à ce qui en elle représentait la vie. Aujourd'hui encore je pourrais vous décrire les boucles d'oreille multicolores et la coiffure ronde enveloppant le visage de ce médecin. Il fallait bien me raccrocher à quelque chose !
Elle venait de m'annoncer ma mort prochaine, et pour moi qui jusque là n'agissait qu'en fonction des autres, c'était la honte, la terrible honte : j'étais un "moins que rien". Je me sentais incapable de regarder les autres en face, de rencontrer à nouveau mes amis : je les avais trompés, j'avais menti. Je me sentais exclu, rejeté. C'était comme si j'avais reçu un coup de marteau sur la tête et j'avais beaucoup de mal à reprendre pied dans la réalité. Le plus atroce à ce moment là, c'étaient les feux qui continuaient de passer au vert, et le soleil de septembre qui continuait de briller, chaleureux. Comment ! Alors que je venais d'apprendre que j'allais mourir tout ce qui m'entourait continuait de fonctionner normalement, comme si de rien n'était ! C'était atroce de sentir cette indifférence. J'aurais voulu crier à l'univers ma douleur, crier pour que tout s'arrête, que l'on s'occupe de moi, uniquement de moi
Alors il a fallu que je coupe, au fond de moi, avec la réalité de ma maladie, pour supporter la souffrance de celui qui était en train de perdre sa vie. C'est ainsi que moins d'une demi-heure après, je travaillais "normalement", à mon bureau
Je vivais MON indifférence
Tout s'est ensuite enchaîné : il y eu les visites chez le spécialiste avec mon épouse, et toute la propagande dans les médias pour me rappeler qu'au fond de mon être une force cachée était en train de m'anéantir. Dans ces moments-là, j'avais le ventre crispé par la peur : peur de voir mon corps mutilé, peur d'avoir mal physiquement. Et surtout, peur de mourir. Je ne savais pas ce que c'était que mourir, ni comment cela se passait
Et pourquoi moi ? Il me semblait que ma vie commençait à peine... et puis, j'étais plutôt gentil, alors, pourquoi une telle punition ?
Par un concours de circonstances, mais est-ce vraiment le hasard ? un jour je fis une rencontre qui allait changer ma vie : ce fut ma rencontre avec Bernard Montaud.
J'ai senti en cet homme, qui consacrait sa vie à aider les êtres à GRANDIR, un si grand amour, un tel respect de son prochain, et il dégageait tant de force tranquille, qu'immédiatement j'ai su que c'était lui qui allait me donner l'aide dont j'avais tant besoin, et que je pouvais avoir en lui une totale confiance
C'est à de véritables retrouvailles avec moi-même qu'il m'a convié !
Il allait donc être le dépositaire de mon infâme secret. Et lorsqu'après m'avoir écouté, il m'a dit "C'est un grand honneur pour moi que tu me confies ton intimité... je ferai tout ce que je peux pour t'aider", j'étais sidéré : comment moi, l'exclu, le pestiféré, avais-je droit à son aide, à son attention ? Quelque chose s'est passé en moi, un déclic, comme une pile qui se remettrait en marche
- De quoi as-tu envie, là, maintenant ? me dit-il
- Partir dix jours, ne plus penser à rien, uniquement vivre l'instant présent
Ces dix jours ont été comme une grande respiration. Au retour, Bernard Montaud m'attendait avec cette question "Que vas-tu faire de ta vie, à présent ?"
A commencé alors un long apprentissage de l'acceptation de ma séropositivité, où il m'accompagnait inlassablement, et où j'avançais pas à pas, de "contrat" en "contrat", par exemple, allez voir le spécialiste et oser lui demander combien de temps il me restait à vivre. Sa réponse "Deux, cinq ou dix ans, peut-être plus, on ne sait pas", a fait que ma vie, à partir de là, ne pouvait plus être la même
J'avançais : il allait falloir que je reconnaisse que ma séropositivité ne m'était pas "tombée dessus" par hasard, puisque, ne me droguant pas et n'ayant reçu aucune transfusion, la source possible était une relation sexuelle. OUI, j'avais bel et bien trompé ma femme, et avec un homme... et le "temps à autre" ne suffisait plus à masquer la réalité
Ma séropositivité m'a donc obligé à accepter de prendre en compte un malaise profond qui m'habitait, qui m'avait amené à "aller voir ailleurs", et qui plus est vers des personnes du même sexe
Pour la première fois, J'AI REGARDÉ EN FACE MON HOMOSEXUALITÉ, que je me cachais à moi-même jusque là. Car être homosexuel, pour moi, c'était n'avoir pas de dignité, pas d'amour-propre, et ne pas respecter l'humain en nous. Et pourtant, ce jugement-là c'était sur moi que je le portais ! À tel point qu'à l'époque, après une relation homosexuelle je restais des heures sous la douche pour me laver de ce que je venais de vivre : c'était bien trop sale pour moi
Peu à peu j'ai commencé à accepter cette haine que j'avais de l'homosexuel en moi
Est apparu alors un être qui souffrait terriblement de se voir ainsi, se rejetant lui-même. C'était encore plus difficile de me mettre devant le miroir et de me dire "toi, l'homosexuel, je t'aime comme tu es." Il a fallu, pas à pas, pousser un peu plus profond ce regard sur moi, à travers de petits actes, aller boire un verre dans un bar d'homosexuels, par exemple
Oser chaque fois un peu plus VIVRE MES ENVIES SANS JUGEMENT
Puis un jour cette guerre avec l'homosexuel en moi cessa, elle n'avait plus de mobile pour continuer car j'étais celui-là. Une partie de mon être s'est sentie apaisée, plus sereine. N'ayant plus à me battre sans cesse contre mes émotions, tout un monde de sensations nouvelles, de relations différentes aux choses, m'apparaissait. Je découvrais que j'étais un être sensible.
UNE VIE NOUVELLE S'OFFRAIT À MOI
Une chose était sûre : j'avais été le plus féroce juge à mon égard. Et donc, de commencer à m'aimer comme j'étais faisait que le monde changeait, ou plutôt ma vision du monde changeait... et tout suivait, ma relation avec mon entourage, etc.
Que s'était-il donc passé ?
J'étais depuis toujours un être qui faisait tout pour se fondre dans la masse, ne pas se faire remarquer, pour correspondre aux désirs des autres. À un moment donné, c'est si insupportable de se nier à ce point, de rester dans ce moule, qu'il faut trouver, pour survivre, une fausse différence. Pour moi cela a été l'homosexualité -avec la cohorte de jugements qui allait avec- et donc, cette différence m'a amené... à me nier moi-même. Et voilà, la boucle était bouclée, le scénario pouvait se répéter, à l'infini
Et quand je confiais autour de moi qui j'étais réellement, avec toute l'émotion que j'avais de me voir ainsi, bien sûr on devient le centre, mais je récoltais plein de tendresse de ceux qui m'entouraient
Ma rencontre avec Bernard Montaud a été une reconnaissance totale de ma différence sans jugement. Et c'est à partir de là que j'ai pu moi aussi me regarder et apprendre à m'aimer tel que j'étais. A respecter mes envies, et donc à choisir un peu ma vie. C'était le premier cadeau de mon état de séropositif. Un peu cher payé, je vous l'accorde !
Un peu plus en paix avec moi-même, j'eus alors besoin d'être en paix avec ma famille qui ne connaissait qu'un Jean-Lou social et gentil, mais pas l'autre, celui qui était en train de naître. Aussi, porté par une foi inébranlable en l'Être que je découvrais au fond de moi, je décidai de rentrer dans ma famille pour une réconciliation-reconnaissance dont j'avais besoin. Il m'a fallu la force de dialoguer entre moi et cette intériorité profonde pour risquer le rejet de ma famille. Mais le plus important pour moi était que je m'acceptais. Alors, en face d'eux ils ont eu un être un peu plus conscient de sa souffrance mais plus en paix au fond de lui-même, malgré sa différence. J'ai bien perçu que je les faisais souffrir par mes aveux. Mais ils ont pu m'entendre, tous, et ils m'ont donné cette tendresse dont j'avais tant besoin
UNE FAMILLE FORMIDABLE !
Quel parcours depuis ce jour fatidique !
De ma petite vie de fonctionnaire tranquille il ne restait pas grand chose. Je découvrais un début de plaisir de vivre sans jugement, sans devoir me cacher, sans avoir l'impression de me battre toujours. J'avais découvert un autre monde, celui d'une vie intérieure où j'allais puiser les réponses à mes souffrances, terrain de ma joie de vivre cette nouvelle vie. Mais je ne pouvais plus garder tout cela pour moi, il me fallait prévenir les autres du danger, leur dire de se protéger. En même temps, quel beau prétexte pour sortir de l'anonymat de la non-vie ! Il m'a fallu avoir confiance en la vie pour oser affronter le public. Et un jour, je me suis retrouvé pionnier dans la lutte contre le sida dans mon île natale, La Réunion. Une vraie star !
Ainsi donc, j'étais VIVANT GRÂCE À MA SÉROPOSITIVITÉ. À me pencher sur mes souffrances pour savoir où j'avais mal dans mon quotidien et dans quelle situation, je réapprenais la vie. Mais une question continuait à m'obséder "Comment vais-je mourir ? Qu'est-ce que la mort ?"
Or, au cours de mes visites à l'hôpital je voyais, chez ceux qui étaient très fatigués par la maladie, tant d'angoisse, tant de souffrance ! Et je voyais cela même à des endroits où moi je pensais être serein. C'était décidé, j'allais les aider. Mais à vrai dire, au bout de quelques temps je ne savais plus qui aidait qui.
Tels ont été mes premières confrontations avec la mort et les débuts de réponses à mes questions. Car pas à pas ces malades m'apprenaient à appréhender la mort et me faisaient comprendre qu'on ne meurt que comme on a vécu. Beaucoup d'entre eux se sentant partir avaient pour urgence de se réconcilier avec leurs proches, comme une mise en ordre. Certains aussi se sentaient mal de n'avoir rien fait de leur vie
Ce que je sais, c'est que confronté à l'annonce de ma mort je me suis penché sur le sens, le pour quoi de ma vie, et j'ai découvert qu'avec le Jean-Lou social il y avait un être qui avait une vie intérieure. Et ce sont les deux ensemble, reconnus, qui font que je suis un petit peu plus libre et heureux de vivre. Pour ce qui est de ma santé physique, cela va assez bien. Je n'ai pas à prendre de médicaments, pour l'instant du moins. Cela n'est que l'extérieur de ma maladie, le virus n'est que le résultat de mon mal-être. Aussi, en dehors de l'urgence biologique, c'est bien le coeur qui est à soigner d'abord. C'est ainsi que je deviens chaque jour un peu plus artiste de ma vie.
APRÈS DOUZE ANS DE SÉROPOSITIVITÉ je peux dire que ce n'est pas la maladie qui tue mais ce que nous en faisons, ou n'en faisons pas ! Grâce à
LE CHEMIN, accompagné par Bernard Montaud, et par ces êtres en fin de vie, j'ai découvert le sens de ma maladie, celui qui allait m'indiquer, chaque jour, que j'ai à choisir l'acte réveilleur de vie
Et si vivre était apprendre à mourir
ou mourir, apprendre à vivre ?
Allons-nous être séropositifs désespérés
ou séropositifs rayonnants,
éveilleurs de Vie ?
Aujourd'hui, à travers l'Association Viv'Art
j'essaie d'aider ceux qui veulent apprendre à être leur propre éveilleur de vie